Alix Delmas sait mieux que personne que nos objets
sont des parts de nous-même, des prolongements oubliés tant leur
présence nous conforte. Les voilà contreforts, marchepieds ou
piédestaux. À les regarder animés, ainsi investis de ce qui nous
trahit, de ce qui nous fait défaut, c'est se perdre un peu soi-même. Ou
plutôt, perdre un peu de soi-même. Voici la crainte qui les assujettit,
les bride et les circonscrit dans un mutisme précaire. Ce mutisme n'a
pourtant rien d'évident. On se prête à le croire persistant, parce que
nous sommes aveugles. Par nécessité. Sans doute. Notre orgueil nous
murmure à fleur de tympan, au creux d'une conscience si légère, que
nous sommes souverains, autonomes et libres. Nous voilà tout disposé à
y croire. Ne sommes-nous pas des êtres croyants ? Croire à la
flatterie, aussi spécieuse soit-elle. Il faut croire, consommateurs
faciles, consuméristes dociles. Croire. Par nécessité. Sans doute.
Ses
Totems, Alix Delmas s'emploie à les renverser. Elle a fait la part des
choses. Elle s'est défaite, à commencer de ses objets. Une scission,
puis enfin, une chrysalide. Une mue à rebours. La renaissance est
annoncée. Mieux, elle est consommée. Dans une apparente simplicité des
moyens, elle promeut le corps et l'objet dans une complicité nouvelle.
Quasi éthérale. Une cybernétique où il s'agit moins d'approfondir les
limites fantasmées d'une technologie que d'embrasser le fantôme qui
l'habite et l'anime. Cette course folle, à laquelle elle nous convie,
procède inévitablement d'une aventure initiatique. Au bout du chemin,
je ne suis plus vraiment le même. J'ai changé. Cela suppose un avant et
un après, inscrits dans une continuité. Ce n'est pourtant ni l'un, ni
l'autre qui se manifestent clairement dans D106, mais bien le processus
de métamorphose et sa dynamique, respectivement ineffables et
intangibles.
Voici l'énigme paradoxale : la voie n'ouvre sur
rien. Rien d'autre qu'une fuite en avant. L'échappée est coupable
d'innocence parce qu'elle exige un ailleurs, un meilleur... Hors du
présent. Hors du temps. Toujours un peu en avant, en avant même de
toute anticipation. Ce voyage initiatique aurait le pouvoir de
brouiller les pistes en effaçant le temps et l'espace à mesure qu'ils
se déroulent. Dans l'épaisseur moite des ténèbres, le chemin se replie
sur lui-même et y enfouit ses secrets. Nulle fuite en avant qui ne soit
vraiment la nôtre, même à dompter son effroi. Chacun sait l'imagination
si féconde, d'une manie pressante à engendrer des formes, à accoucher
du sens. Elle les inspire. Dans l'urgence, elle nous les livre
inachevés et fragmentaires. Mieux vaut le spectre au néant. Mieux vaut
le chant funèbre des sirènes au silence pour seul écho. Fuite en avant
ou inéluctable aspiration ? Le vortex n'offre aucune réponse, aucune
rédemption. Il est glouton.
Ce souffle éperdu écume nos
jours et on se prend à poursuivre l'inconnu. La prédation est notre
essence. Elle pimente l'improbable cache-cache entre la machine humaine
et le corps mécanique. L'un est l'autre. L'un s'accouple au monde en
négatif. Technologique, incestueux, l'autre fusionne pour mener l'un
plus loin. La nuit est le siège du débordement, l'enclave des fous et
de toutes les utopies, le royaume des rêves éphémères entre
cyber-hard-core et nature sauvage, là où le corps est rendu à ses
instincts nus les plus primitifs. La machine est son pouvoir, sa magie
folle. Partenaire privilégié, l'intime complice qui repousse toujours
plus loin les frontières opaques de l'impossible et de l'improbable. La
mécanique s'emballe. Son fiat lux ouvre la voie. Sa lumière lève le
voile sur l'avenir et nous offre sa prescience.
Le chemin,
lui, se perd sous les ronronnements sensuels du moteur. Le voilà qui
s'efface en volutes blanches au fond d'une gorge profonde. Elle l'avale
gourmande et d'un insatiable appétit poursuit son festin nu. Désir
d'absorption natif : agripper le sein maternel pour y puiser sa
vitalité, pour s'abreuver de sa matrice. Dévorer, consumer, toujours
davantage, ce destin qui se dessine au présent, là, quelques mètres en
avant. Toujours assez loin pour se dérober. C'est alors mourir. Mourir
un peu dans chacun de ses souffles. Mourir un peu plus à chaque
expiration. Une voix gémit. Une voix sans corps, sans corps apparent.
Une présence impersonnelle. Elle gémit de nouveau d'un éternel abandon
en guise de palingénésie temporaire ou provisoire. Mourir infiniment.
Mourir indéfiniment. Saisir l'instant au creux de sa main, l'agripper
pour mieux l'appréhender, puis, le presser. Vibrer à son essence,
vibrer à l'unisson d'une mort impersonnelle et trompeuse, entre deux
silences.
J'avance en permanence, comme guidé. Entre transe
hypnotique et toute conscience, je m'abandonne à ce désir primal et le
satisfais consciencieusement. J'y compte. Sans compter les pas puisque
les états de conscience modifiés conjuguent les craintes aveugles, les
peurs haineuses, les désirs matriciels et les certitudes naïves. Pas à
pas, sans laisser de trace j'avance. J'entends glisser sur ta matière,
sur ton corps et ses fluides, jusqu'à y trouver mon aise et pourquoi
pas, rompre le serment une fois comblé. Ne serait-ce que pour le
renouveler, un peu plus loin, un peu au-delà, par de ça. Je m'engouffre
dans l'épaisseur de l'obscurité... Sentir sa matière caresser mon
regard, me baigner de son haleine gorgée des senteurs sauvages et
retenir à la surface de ma pilosité hérissée son imperceptible rosée.
Je tremble extasié. Jouir, c'est perdre un peu de soi-même, et peut
être, là encore, se perdre un peu soi-même. Entre chien et loup,
mi-rapace, mi-proie, j'envisage figer l'instant et conserver à jamais
sa candide fraîcheur. Ensuite je m'enivrerai de sa jouvence. Mais à mon
image, le temps est assassin. Sitôt effleuré, le voilà qui s'émiette,
et me voici boulimique à amasser en toute frénésie son amidon.
Le
désir de suspendre le temps à chacune des fines gouttelettes qui
planent au-dessus de l'asphalte m'étreint. Je note : suspendre le
temps. Faire en sorte qu'il s'arrête. Qu'importe qu'il fane et consume
les corps dans un parfum si exaltant pour évident symptôme. Je me plais
ainsi à me mentir à moi-même. Un péché mignon, loin d'être innocent et
guère plus anodin. Suspendre le temps dans une course à contrevent, à
contresens, dans une spirale ou le chaos d'un vortex. Entre courtes
anamnèses et divagations hypnotiques, le paysage m'enveloppe de sa
vérité féconde et dépeint le monde en anamorphose. Le sourire au bord
des lèvres, j'esquive son dessein. L'éternité est un leurre appétissant
qui camoufle son inaliénable prison. L'ineptie du désir s'estompe, puis
se conjure. C'est à effleurer ces rêveries naïves que palpite avec un
peu plus d'ardeur mon coeur. Quant bien même je sais que sous les
battements d'ailes des Cossus cossus, aucun cyclone ne se préfigure,
c'est bien à vivre ce va-et-vient que je renais de mes cendres,
infiniment, indéfiniment.
Olivier Beaudet, avril 2007
Olivier Beaudet, Sous les bruissements d'ailes des Cossus-cossus : érotomanie du paysage, texte sur la vidéo D 106
d'Alix Delmas présentée lors de la "nuit des musées" au Musée d'Art
Moderne de la Ville de Paris, en 2007.
iconographie : alix delmas, D 106, vidéo, 2007, (capture d'écran)