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    Comment peut-on continuer à peindre lorsque l'autorité critique et surtout l'autorité institutionnelle proclament la fin de la peinture et quand certains historiens d'art, avec une précision chirurgicale et une contenance digne d'huissier, confirment l'heure du décès ? Certes les invectives vont bon train entre adversaires et fanatiques de l'art contemporain, lorsque ce dernier fait l'objet du moindre questionnement. Maintenant parlez de peinture actuelle... Vous serez condamné au monologue. Peut-être obtiendrez-vous quelques rictus, quelques chuchotements moqueurs, mais pas de débat et pour cause : la peinture est morte ! Selon Allan Kaprow ce fut avec l'œuvre de Jackson Pollock, pour d'autres avec le décès de Picasso. Certains objectent ; ils accusent cette fameuse pissotière de Marcel Duchamp... Quel tohu-bohu ! Alors que dire, que faire puisqu'il y a consensus ? Un consensus hypocrite : on loue du génie à Georg Baselitz, tantôt à Gerhard Richter, tantôt à David Hockney... qui sont, cela dit en passant, tour à tour les plus grands peintres de ce siècle. Loin de nous l'idée de leur enlever du mérite. Nous confessons même volontiers notre admiration pour l'ensemble des ces artistes. Mais nous refusons de taire le meurtre déguisé d'un art vigoureux. Déjà Philippe Dagen, Yves Michaud et d'autres sont sur les traces des coupables. Laissons leur le soin de démasquer les instigateurs de cette curieuse mascarade qui tourne à la tragédie cynique... Marc Vaudey le disait bien, "nous sommes en guerre !" Certes, mais quel est l'ennemi ? Attachons-nous à prendre le temps, celui de regarder ce qui nous est étranger. Apprenons à taire les mots qui nous viennent et affirment leur mépris, leur rejet... Acceptons un transit, aussi bref soit-il, dans l'inconnu qu'est toute œuvre avant même d'être artistique.


    Les tableaux d'Emmanuel Scalbert sont des invitations. Ils se livrent au partage. Loin du pastiche ou de la pâle imitation, son geste est fondamentalement authentique. D'évidence son travail ne procède pas de la table rase, cependant ce sont ses convictions qui guident et stimulent sa recherche, car le discours est une belle et forte tentation, un alibi facile et confortable. Il le sait. La distance lui permet de ne pas s'abandonner à ces illusions enchanteresses et risquer d'en perdre son cap. Si la ressemblance est notable, elle tient davantage d'une mémoire des possibles - une sorte de palette d'effets et de rendus - car cette sensualité à fleur de toile, il la souhaite éminemment vive afin qu'elle se communique au spectateur. Observer l'une de ses peintures, c'est se faire peintre à son tour et parcourir au sens étymologique un lieu, vivre une expérience sensible et quasi ineffable.


    Certes, on peut refuser de regarder ses œuvres. On peut même les ignorer. Elles n'en ont pas moins d'existence, ni moins de présence. Autrefois, certains nobles plaçaient dans les églises des tableaux qui les représentaient en prière. Indéniablement pas destinés à être admirés sous les spotlights, les peintures actualisaient la prière et facilitaient ainsi les chances de salut. Les peintures d'Emmanuel Scalbert ont cette similitude à ceci près qu'elles n'ouvrent pas sur un acte mais bien sur un univers. Ce sont des effractions, des mises en lumière, des mises en matière, non pas de l'indicible mais de ce que l'on tait. Ce sont des pudeurs arrachées pour nous être livrées.


    Si l'activité picturale d'Emmanuel Scalbert est avant tout un acte de foi, si elle peut se comparer à un certain chamanisme, elle a toutefois quelque chose de concret. Emmanuel Scalbert parcourt les rues, les campagnes, à la rencontre des gens, de leurs histoires, de leurs craintes et de leurs rêves. Ouvrir ainsi les yeux sur la banalité du quotidien, la simplicité de l'ordinaire c'est accepter de regarder en face l'abîme fantastique de l'être au travers de sa corporalité et de ses mythes fondateurs. Ainsi construite sur l'expérience, celle d'un paysage, d'un lieu ou d'une rencontre, cette peinture est à la fois métaphysique et topographique. Elle ouvre sur cette dimension de l'équivoque, que Goethe nommait symbolique. C'est une sorte de quête illustrant le double mouvement de la perception de soi et de sa propre représentation dans l'expérience même du paysage. Ainsi à la description d'apparence si évidente, le tableau se dérobe en affirmant l'héritage d'une tradition picturale résolument abstraite, dont Emmanuel Scalbert fit lui-même l'expérience.


    La dissolution du sujet reste cependant très loin d'être un mot d'ordre. Dans un contexte où « tout le monde est artiste » après Joseph Beuys et où « tout est art » après Marcel Duchamp, procéder à l'évanouissement du sujet n'a rien de l'audace des romantiques ou de celles des Impressionnistes. Or, loin d'être innovant pour s'illustrer, Emmanuel Scalbert affectionne les espaces déserts ou désertés. Il aime ce qui nous échappe... ce qui est brut... Alors si la technologie est l'unique critère de nouveauté, sa peinture nous conduit au triste constat : c'est archaïque, primitif ! Pourtant elle soulève une question essentielle de l'histoire de la peinture. Une question embarrassante si l'on craint l'amère sensation que le doute instaure. Le poison subversif qu'inocule sa morsure transforme de façon irréversible notre angle de perspective, de sorte qu'on appréhende les évidences avec un gai scepticisme. Voici de quelle «nouveauté », de quelle «subversion » la peinture d'Emmanuel Scalbert est dangereusement coupable.


    En 1947 Jackson Pollock peignait la première peinture d'une abstraction radicale. L'ultime chef-d'œuvre couronnait des décennies d'intense labeur. Le signe libéré de sa fonction de signifiant pouvait enfin incarner pleinement son propre signifié. L'idéologie d'une telle interprétation de l'histoire reste complexe à mettre à jour. Nombreux y ont contribué et y contribuent encore. Peut-être à son insu, Emmanuel Scalbert fait partie de ceux-là. Son approche picturale tente de trouver un contre point dialectique à la traditionnelle opposition abstraction – figuration. Penser l'union des contraires, la synthèse des couples duels, c'est donner lieu à une fertilité nouvelle et poser un regard inédit et innovant, certes sur la peinture, mais surtout sur le monde lui-même. Ainsi, il ne s'agit plus d'appréhender l'abstraction comme le dépassement formel de la figure dans une sorte d'évaporation du sujet, ni même de stimuler l'accident comme source fantasmatique de dessin – on pense tout aussi bien à la méthode à base d'encre et de papier froissé qu'Alexander Cozens avait mis au point pour forcer l'inspiration de paysages harmonieux, ainsi qu'aux expérimentations variées du surréaliste Max Ernst. Il s'agit surtout, pour Emmanuel Scalbert, de trouver un nouvel équilibre (forme – informe) et d'éprouver toute la saveur du vertige qu'il génère.


    Sa cuisine est un long et lent processus. Mais c'est aussi le fruit de recettes ancestrales ou livrées sous le sceau du secret, dont il tire ses propres pigments, ses propres liants... A l'écouter cela n'a rien d'un caprice. Bien au contraire l'ascèse est profonde, sincère et réelle. Il lui faut avoir les pieds sur terre pour se confronter de la sorte à cette matière dont il aime percer le mystère. C'est pourquoi, cette lente maturation et le travail qui l'accompagne jouent un rôle si essentiel dans la création picturale, plus encore dans la compréhension sensible et intuitive que Emmanuel Scalbert a de ce qu'il peint. Cette première étape ne devrait pas être dissociée de son travail de peintre. C'est déjà, chez lui, une pensée de l'objet, une pensée de ce que peut signifier «abstraction ». Ce travail, on pourrait le qualifier par trop de hâte de «préparatoire », alors même qu'il recèle déjà toute cette philosophie dont l'œuvre se fait le prolongement, l'accomplissement logique et tangible.


    Néanmoins il y a aussi quelque chose de réactif dans cette ascèse aussi soudaine que brutale, quelque chose de réactif dont il est difficile de taire l'enjeu politique. Désormais, Emmanuel Scalbert ne tient plus à être le triste et docile complice de la pollution en acceptant de la considérer comme une fatalité. Il ne veut plus : ni être otage, ni être victime. A l'heure des bœufs transgéniques dopés aux hormones de croissance, aux poulets truffés de dioxine et élevés en batterie, Emmanuel Scalbert s'interroge comme beaucoup d'entre nous. Toutefois, son attitude dont l'œuvre se fait le témoin, plus qu'une interrogation, elle est une prise de position face à l'engrenage hallucinant qu'engendre l'euphorie morbide technologique et la surenchère aveugle d'une mondialisation suffisamment amnésique pour en oublier l'humanité entière. La production d'œuvres polysynthétiques, où l'artiste ne constitue au fond que le dernier maillon d'une chaîne de transformation, dont il ne tire aucune connaissance, participe de ce même mouvement. Où est le mystère ? Où est cette magie anagramme de l'image ? On comprend alors, à quelle urgence répond l'abandon des matériaux de production industrielle. Emmanuel Scalbert assume cette écologie, en participant à l'ensemble de l'alchimie de la création – ce processus de transformation qui fait qu'une chose peut en devenir une autre. Très logiquement, tout cela participe de l'image. Ainsi comprend-on que le tableau soit abstrait sans l'être vraiment, et que les personnages suggérés sont plus présents qu'à distinguer.


    L'œuvre d'Emmanuel Scalbert est sa vie... acétique, authentique. Elle n'a rien d'une sommaire ou crédule utopie. Elle est réactive. Aussi tient-il à mettre un peu de nature dans ses tableaux, car si l'artifice est déterminé, il est vraisemblablement déterminant.


    Olivier Beaudet




    Olivier Beaudet, Emmanuel Scalbert : peinture en voie d'apparition, exposition, Toulouse, 1998. Commande de l'artiste.

     

     


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