• Marie Dany : Pourquoi « Gambit » comme titre général ?

     

    Olivier Beaudet : Le Gambit est un terme utilisé aux échecs. Il caractérise le sacrifice d’un ou plusieurs pions destiné à renverser l’adversaire ou à tirer parti de la situation dans laquelle il se trouve imbriqué. Les apparences sont trompeuses et le gambit le démontre. C’est une posture singulière qui valorise une prise de risque.

     

    Marcel Duchamp, qui était un excellent joueur d'échecs, témoignait d’un vif intérêt pour les gambits. D'un point de vue artistique, je dirais même que son œuvre ultime découverte à titre posthume, Etant donné, relève d’un gambit. Au cours des dernières années de sa vie, il ne livre plus d’information sur sa production et laisse chacun spéculer sur son évolution. La critique cherche une interprétation logique à cette interruption présumée de toute activité artistique. Il lui faut s’en remettre à la clairvoyance de ses experts qui, pour la plupart, développent une analyse fondée sur le postulat suivant. La fin de l’art, chez Duchamp, est une vérité qui doit être comprise comme une œuvre à part entière, immatérielle. Or, avec Etant donné c’est un coup terrible que Duchamp porte à l’autorité du discours. Le raisonnement logique demeure une tentative d’interprétation de l’art, non l’art.

     

    Les expositions A l’endroit du sol et A l’envers du ciel sont conçues de sorte qu’elles ne deviennent pas l’illustration d’un discours ?

     

    On n’échappe pas au discours, et je pense même qu’il a toute son importance. Mais en effet, ce qui comptait, c’était précisément de savoir où le situer. Et je ne le souhaitais pas en amont du projet. Gambit, qui associe tour à tour dans une confrontation dualiste des œuvres de Miguel Angel Molina à celles d’Alix Delmas puis Stéphane Thidet, tient moins d’une approche discursive que d’une expérience sensible où règnent des tensions, des vertiges. On comprend souvent ce rapport duel sur le mode de l’opposition où prime le contraste. Bien que cela m’intéresse, je voulais que l’expérience des œuvres ouvre sur une dimension plus équivoque. De ces rapprochements hétérospécifiques émerge également une intimité symbiotique. Se mêlent et s’associent le conflit comme le désir. Le jeu s’apparente à une parade nuptiale où l’un des partenaires pourrait être promis au festin cru…

     

    Il s’agirait avant tout de vivre une expérience sensible plutôt que de nous conduire à un discours critique ?

     

    Avec le philosophe Didier Franck, j’ai appris à considérer la sensibilité comme une forme de pensée primitive. De ce point de vue, l’expérience de l’œuvre stimule l’esprit, et le discours apparaît tout simplement comme une conséquence dans un panorama dont l’étendue lui demeure plus large.

     

    À l’endroit du sol procède d’une expérience comme il en fut si souvent réalisée dans les laboratoires, ces annexes aux cabinets de curiosités où le désordre apparent se dotait d’une ambition profonde : permettre le surgissement de ce qui échappe à l’entendement afin, si ce n’est de percer le mystère de la création, tout au moins d’être le témoin médusé de son accomplissement. Il serait donc des affinités ou d’étroites connivences qui n’empruntent pas le seul chemin de la raison, ou qui ne se terrent pas là dans l’évidence.

     

    Le temps de l’expérimentation est distinct de celui de l’analyse. Il la précède. Aussi, c’était excitant de confronter les oeuvres de Miguel Angel Molina à des démarches si différentes en apparence. Ici, le lien entre Alix Delmas et Stéphane Thidet ne peut s’entrevoir qu’au regard des tensions qui naissent des associations aux œuvres de Miguel Angel Molina, et cela me semble plus authentique. Une multitude de questions se pose et nulle réponse ne préexiste à cette rencontre. C’est donc bien une expérience à vivre.

     

    Toutefois, l’exposition à la galerie l’œil écoute instaure une certaine distance, peut-être une mise en abîme.

     

    Miguel Angel Molina est un peintre qui se situe en marge, dans la mesure où sa peinture s’est affranchie du tableau. Il nous conduit à considérer la matière indomptée. Il la manipule ; elle le souille. Miguel Angel Molina regarde ce qui est là, à ses pieds. Il est donc peu question de distanciation. Cependant, la nature des oeuvres qui sont exposées peut conduire à cet effet, parce qu’il s’agit essentiellement de photographies qui réintroduisent l’image.

     

    Une série, montrée pour la première fois, met en scène la souillure du corps ou de l’espace qu’il occupe. L’artiste nous invite à apprécier ces accidents tout autant en qualité d’objet que de peinture. Aussi, la photographie devient le contour et l’enveloppe de la substance picturale. « On peut être peintre et ne pas faire de tableaux » précise Miguel Angel Molina. Ses images accusent les limites de nos modèles à rendre compte d’une expérience artistique. De la même façon, Erwin Wurm est amené à définir ses photographies de sculptures temporaires comme sculpture.

     

    Pourquoi avoir choisi de mettre en lien les photographies de Miguel Angel Molina avec une série si singulière d’Alix Delmas ?

     

    Alors que j’examinais avec Miguel Angel Molina le statut de son travail de photographie, je découvrais avec surprise qu’il avait réalisé des images quasi identiques à celles d’Alix Delmas. Leur nombre était assez important pour que cela m’intrigue durablement. Comment deux artistes aussi différents pouvaient-ils réaliser des images si proches ? Il fallait s’attacher à cette aberration qui permettait un rapprochement si singulier. Il semble, qu’au regard des images d'Alix Delmas qui focalisent notre attention sur le fluide plus que le corps, on perçoit mieux encore le sens du paradoxe de la peinture de Miguel Angel Molina. L’association de leurs œuvres approfondit leurs ambiguïtés respectives.

     

    La question du statut des images devenait progressivement secondaire, au profit de « ce qui fait image ». C'est-à-dire : cette flaque, étrange masse informe, qui excite un désir de narration pourtant suspendu. Nous voici seul confronté à une perte, parfois une dissolution ou encore une impossible cristallisation du sens. Tout le processus de symbolisation est ici mis en déséquilibre, et le vertige qu'il nourrit est une constante de l'oeuvre de Miguel Angel Molina, dont je persiste à croire que la première appréhension se situe en-dehors du champ esthétique. Avec Alix Delmas, le vertige tient souvent d’un décalage ou d’un recadrage qui nous entraîne là où le concept s’effrite, laissant ainsi à nu le corps pétri dans une étrange « renaissance » où il lui appartient de réinventer le verbe. Le corps devient le lieu et le moyen de cette invention. Et, s’il est en partie absent de la sélection faite des œuvres d’Alix Delmas, il n’en ressurgit qu’avec plus d’évidence. Finalement, ce sont deux œuvres qui nous renvoient au corps. Pourtant, leur substance n’est ni corporelle, ni incorporelle, bien qu’elle établisse des contacts avec l’un et l’autre. En revanche, elle génère ou comprime autant de répulsion de l’un comme de l’autre. Sa nature l’astreint à l’équivoque et la pétrit de paradoxes. Elle apparaît sous certains aspects comme une négation de l’image, une image contrariée ou en échec. Elle porte un scepticisme de la fécondité de la matière animée par l’esprit.

     

    Doit-on en déduire que l’exposition A l’envers du ciel constitue un second chapitre ?

     

    Il s’agit véritablement de deux expositions autonomes qui ont en commun de révéler des affinités attractives, irrationnelles et surprenantes. Mais, s’il fallait mettre un peu d’ordre, on pourrait avoir la tentation de placer A l’endroit du sol en amont, parce qu’elle s’apparente à une expérience de laboratoire, comme j’ai pu l’évoquer. À Lavitrine, la nuance tient surtout au fait que les œuvres qui y sont présentées impliquent davantage le corps de celui qui s’y confronte et plus seulement notre oeil et notre esprit.

     

    La photographie Sauces d’Alix Delmas articule les deux expositions, non ?

     

    À Lavitrine, nous sommes accueillis par la seule œuvre au mur : Sauces, d'Alix Delmas, entre slogan publicitaire outrancier et philosophie hédoniste. Ce mot résonne comme une revendication futile parce que son contexte se dérobe, et s’y substitue un désert. Le voici « shortcut » énigmatique qui oscille entre une incitation à pimenter sa vie et une mise en exergue de notre addiction à consommer. Cette image ouvre sur un doute existentialiste : entre la saveur d’un libre-arbitre et l’aliénation d’un déterminisme.

     

    Ici, cette oeuvre est dotée d’une fonction quasi magique, puisqu’elle enclencherait le processus dans lequel le corps du « spectateur » se trouve désormais impliqué. C’est aussi très précisément l’icône que réalise, dans un héroïsme cynique, le personnage clé de la vidéo Salsas en Las Bardenas présentée à la galerie l’œil-écoute. À bien des égards, elle joue une fonction symbolique forte, et c’est en cela qu’elle me semble être le moyen de relier différents univers. Elle nous prouve que nous avons bien franchi le miroir à la manière d’Alice. Suit tout un univers sensible où la peinture échappe au cadre. Elle se dérobe, demande que l’on franchisse ses résurgences supposées accidentelles, qui s’étirent dans une étonnante économie des moyens vers une crête ténébreuse. Ainsi associée à une installation picturale de Miguel Angel Molina, l’œuvre de Stéphane Thidet révèle une géographie artistique du lieu qui génère son propre tellurisme.

     

    Le terril de Stéphane Thidet semble étranger à l’univers de Miguel Angel Molina.  Pourtant cette association insolite révèle un magnétisme étonnant.

     

    Le tas produit une étrange fascination ; c’est une forme évidente, presque première. Il est le résultat d’une activité qui suscite l'intrigue dans la mesure où il ne porte en lui, ni son origine, ni son devenir. Ses matériaux constitutifs comme son étendue n'en divulguent pas le sens du projet. Celui-ci demeure secret. Il est aussi forme transitoire. Tout cela fait du tas un objet pleinement équivoque, comme une énigme ontologique. Il peut être le vestige d’une activité humaine, animale mais aussi géologique. Cette incertitude nous renvoie à une approche de la poétique qui accordait une vie non organique issue notamment d’un pouvoir de morphogenèse du lieu. La confrontation avec les coulées de peintures de Miguel Angel Molina amplifie le phénomène. Pour lui, il est moins question d’emplir l'espace, que de le rendre pressant. Le mur dégouline de sa matière molle. À l'achèvement d'une action, qui confère chez Stéphane Thidet une monumentalité au terril, celle que réalise Miguel Angel Molina suggère un prolongement, comme si elle se poursuivait imperceptiblement là sous nos yeux. Le temps n'est plus suspendu ; il s'écoule au rythme lent du suintement mural, face à un terril définitivement silencieux et envoûtant.

     

    Raconte-nous la façon dont est né ce désir d’associer Stéphane Thidet et Miguel Angel Molina ?

     

    En vérité, c’est toute l'histoire de Gambit qui naît d’une rencontre avec le terril de Stéphane Thidet. Comment le dire sans prêter à sourire ? Lorsque j’ai vu pour la première fois cette œuvre, il s'est opéré quelque chose de l’ordre du coup de foudre.

     

    L'apparence minérale et pesante de ce cône qui, plutôt que de pointer le regard vers le ciel, l'attire inexorablement vers le sol, et le magnétisme hypnotique qu’il produit, suscitent une étrange curiosité. Ils éveillent un instinct quasi primal : en savoir plus, comprendre. Alors, le corps se meut. L'oeil scrute, tandis que nos autres sens demeurent en alerte, comme s'il y avait là un piège. Enfin, nous découvrons, au-delà d'une masse pesante et presque hiératique, au-delà d'une structure compacte dont la surface poreuse paraissait paradoxalement impénétrable, une multitude de petites rondelles de papier noir, dont on se prête l'instant d'une trêve à vouloir susciter secrètement l'envol pour contredire, avec une douce naïveté, la loi de la gravitation terrestre.

    Or, si Miguel Angel Molina est de toute évidence peintre, sa peinture déborde très amplement des limites qui ont été assignées à cette typologie pour la renouveler. Stéphane Thidet, autant que Miguel Angel Molina, se détourne - il me semble - de la voûte céleste et autre voie lactée, pour ouvrir sur une expérience sensible du réel qui inaugure une attitude philosophique que je souhaitais vivement contribuer à valoriser.

     




    entretien avec Olivier Beaudet commissaire des expositions "Gambit - à l'endroit du sol", galerie l'oeil écoute, Limoges, du 18 septembre au 24 octobre 2009, et "Gambit - à l'envers du ciel", Lavitrine / LAC&S, Limoges, du 18 septembre au 21 octobre 2009.

    iconographie : Stéphane Thidet, sans titre (le terril), 2008 - installation à Lavitrine / LAC&S, Limoges.

     


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