• De la poussière à la poussière, ou la dialectique d’une vanité



    Créée d'antennules plus fines qu'une lance de Don Quichotte,
    vêtue de cap en queue d'une cuirasse mais translucide et de la consistance de l'ongle,
    il semble que sa cargaison charnelle soit presque nulle...
    Francis Ponge, « La crevette dix fois (pour une) sommée »



    A l'image du regard des trois Gorgones, Sthéno, Euryale et Méduse, les œuvres de Dominique Thébault ont toujours quelque chose de pétrifiant, quelque chose de l'ordre du surgissement, qui se situe aux limites de l'effroi et d'une attraction hypnotique ou d'un magnétisme sexuel. Quelque chose qui, dans ce double mouvement contradictoire, nous révèle nos propres paradoxes. Où est ce pur esprit qui se targuait de son entière et totale autonomie ? Dualité sans équivoque, hiérarchie incontestable, ce sont les filtres que toute une histoire de l'humanité en occident s'est efforcée de construire, et l'œuvre d'art fut un outil bien efficace. La maîtrise s'est évanouie et voilà le corps rendu à une sauvagerie primale.


    Si Dominique Thébault s'intéresse ainsi aux productions animales, il semble qu'il s'indiffère pourtant bien de l'animal en soi. Son oeuvre ne nourrit aucune ambition scientifique. Elle ne vise pas plus à apporter un regard nouveau sur la biologie. Si son intérêt se porte plus volontiers sur les productions naturelles ou animales, il leur fait subir des transferts d'ordre plastique ou contextuel. L'un et l'autre peuvent être associés, ou successifs, mais Dominique Thébault ne se fixe pas de règle a priori. Chez lui, l'œuvre résulte le plus souvent d'une inversion technique - le moulage, le scanner, la déshydratation - qui permet à l'objet de conserver une relation extrêmement vive avec sa source originelle. Elle opère comme un symbole puisqu'elle met en évidence sa matrice, au cœur même de sa propre absence.


    Cette fois d'ordre contextuel, le second transfert recourt à une extraction de l'objet de son environnement « naturel » - avec les moulages internes des nids d'oiseaux - ou de son environnement fonctionnel - avec le sang en poudre placé en cônes sur des miroirs en étagères - qu'il introduit dans une sphère nouvelle, où seule l'attention que l'on porte sur l'objet lui accorde une légitimité, tout au moins une existence. Dans la boîte blanche du lieu de l'exposition, désormais, seul le regard le conditionne, du moins en apparence. Voici l'objet élevé au rang d'œuvre, une œuvre qui se joue pourtant déjà de la magie illusionniste qui lui octroie le pouvoir d'annuler l'espace et le temps. A la contempler ainsi hors contexte, c'est-à-dire comme préservée, comme extirpée de la contingence, elle exhibe sa vanité nue, à s'en rendre obsédante. C'est donc moins la production pour ce qu'elle est, que la perception que nous avons d'elle qui importe, une fois le changement de statut opéré. Encore que la simplification des moyens qui lui promet cette métamorphose - si chère à Dominique Thébault - conserve volontairement des indices, des empreintes et des traces de son origine. Celle-ci peut donc à tout moment ressurgir pour être mise au jour. Cette menace rend le statut de l'œuvre - dans son acceptation la plus traditionnelle - chancelant voire précaire. En funambule, Dominique Thébault se joue des certitudes qu'instaurent les définitions bien confortables. Aussi, le vertige qu'il introduit permet non seulement d'entrevoir combien, au-delà de l'obscurité, le monde de l'art participe d'un contexte qui détermine toute relation, y compris la contemplation esthétique, mais encore, combien il repose sur des fondements idéologiques qui demandent à être interrogés de nouveau.


    Nous savons que notre représentation de l'espace et notre mémoire se jouent d'abord dans le cerveau. Il en est de même pour l'identité, qu'il s'agisse de la nôtre, de celle de l'objet que nous contemplons, mais également de celle de celui qui nous apparaît invisible et que nous « feintons » d'ignorer. L'opposition entre art et nature est une certitude pour celui qui se refuse d'expérimenter la chute et le vertige qui la précède. Toute dualité relève d'un inconnu. L'effort de création tient dans la pensée d'un troisième terme. Le néologisme si poétique « d'animaltérité », qu'invente Dominique Thébault, se présente comme une alternative allégorique. Les œuvres qu'il rassemble sous ce concept permettent d'appréhender en profondeur l'idée d'altérité. La contemplation esthétique d'une production animale renoue de façon fondamentale avec l'expérience historique du ready-made de Marcel Duchamp et le décalage qu'elle introduit met pleinement en abîme cette notion d'altérité. Loin de la perfection illusionniste de notre reflet dans le miroir, l'animal est apparu si opposé à l'homme occidental, qu'il aura fallu attendre la fin de la première moitié du XX° siècle pour qu'il fasse l'objet d'études scientifiques déconnectées de toute préoccupation anthropocentriste. La carcasse d'une tête de crevette, issue de la série Sous-location, se pose ainsi comme le siège d'une croyance persistante, héritée d'une philosophie surannée ou tout au moins anachronique, où le corps et l'esprit sont pensés en opposition, et la dénonce. Cette conception astreint l'homme à un devoir de perfection qui postule le corps coupable. L'hypothèse morbide et schizophrène pousse, avec Mallarmé, le romantisme tout entier et ses héritiers dans une espérance folle : fuir ce corps fardeau, l'abandonner pour un ailleurs que l'on suppose nécessairement meilleur.


    Pourquoi ne pas abandonner ce corps pour revêtir l'enveloppe externe d'une crevette et imiter le geste du pagure, plus communément appelé bernard-l'hermite ? On imagine l'alternative peu séduisante au regard d'une métaphysique ancrée dans la somatophobie1. La proposition de Dominique Thébault retient moins l'habitat dans une perspective fonctionnelle que du point de vue de son ontologie, même s'il use d'indices plastiques qui suggèrent une dimension d'usage. La carcasse de crevette et la carapace de tortue, présentées au CAUE de la Haute-Vienne, au printemps 2007, ont été réalisées, à l'échelle du corps humain, sur une « machine à plan » d'architecte. La démesure du renversement d'échelle participe d'une mise en perspective où le schéma du projet, avec sa prétention illusionniste à la perfection, établit une analogie directe avec la maquette d'architecte. Le projet implique un créateur et se joue de la représentation contradictoire d'une production qui serait tantôt spontanée, tantôt divine, mais jamais faite main. Si Dominique Thébault exploite la « machine à plan » pour éditer ces fameux logements à l'échelle du corps humain, c'est également pour mettre en mesure, voire en dé-mesure, la relation de projection implicite à toute construction. Par essence, la maison s'en fait le réceptacle privilégié. Or, dans cette série, précisément, c'est son infertilité qui se rend manifeste. Doit-on pour autant conclure sur une opposition de principe, un peu facile et abusive, que l'homme et l'animal sont l'un et l'autre à chaque extrémité d'un balancier ? Dominique Thébault ne se satisfait pas d'évidences. Il les place en face à face pour révéler leur aporie, ou plutôt pour malmener leurs fondements respectifs, jusqu'à rendre démonstrative leur précarité parce que cette dualité relève d'une ineptie. C'est de cet effondrement soudain que s'abîment les certitudes.


    La série Sous-location ne nous présente plus des architectures externes, comme les nids d'oiseaux ou des réseaux taupiers, mais des structures internes. C'est-à-dire, des architectures qu'il n'est pas possible de dissocier du spécimen sans nuire de façon irrémédiable à l'existence de celui-ci. Quel cynisme à l'égard de toute une métaphysique, étant donné que ce qui fait la crevette nous semble moins tenir à son « âme » - d'ailleurs cette même métaphysique ne lui en reconnaît pas - qu'à son squelette. Il est à la fois surface et structure. Sa matérialité est là, sous nos yeux, tangible. Pourtant l'animal nous demeurait encore invisible. Non pas qu'on ne le voyait pas - on voit même plutôt bien cette crevette sur une tartine beurrée en amorce d'un repas frugal - mais, il n'avait aucun droit de regard, exception faite d'un aspect fonctionnel : sustenter notre appétit. Le squelette externe de Sous-location : crevette s'apparente d'autant plus à une vanité que toute référence à ce qui structure notre corps nous renvoie immédiatement et sans équivoque à la mort. L'hémoglobine séchée, en fines granules, que Dominique Thébault transforme en matériau de création, participe aussi de cette dimension. Déshydratée, soit rendue à l'état de poussière, comment espérer en préserver le caractère vital ? Dominique Thébault affectionne les déséquilibres et les instabilités. Ses installations nous amènent souvent à réviser nos jugements, à commencer par notre propension à tenir pour acquis ou définitif un état ou une idée... Le sang, même déshydraté, se révèle très vite instable dans un milieu confiné ou sous la chaleur d'un éclairage d'exposition. Sa permanence s'avère provisoire, voire transitoire. La sudation et la chaleur que dégagent les corps des visiteurs altèrent l'équilibre climatique du lieu, qui, précaire, a tôt fait de s'effondrer. Alors, le sang investit l'espace d'un effluve oppressant, presque suffocant. Cette même odeur qui pèse sur les abattoirs et leurs environs et, inévitablement, nous ramène à la chair putrescible, à la viande. La plupart des oeuvres de Dominique Thébault mettent en relation deux registres symboliques qui s'opposent comme deux faces d'aimants de même polarité. La vie et la mort, l'homme et l'animal, et dans Sous-location : la sérénité qui fait de l'habitat un espace sacré et le rejet qu'induit toute évocation morbide. Pour parvenir à inverser ces polarités, il est essentiel de procéder à une réorientation du regard. Ainsi, Masamune Shirow, dans son rêve d'une cybernétique, invente des exosquelettes inspirés du règne animal, principalement des crustacés et des insectes.


    Fuir ce corps au profit d'une errance éthérée, que l'on suppose une apothéose sublime ouvrant sur une transcendance, procède également d'un fantasme. Or si cette fuite devait se rendre palpable, elle consisterait en une absorption dévorante de l'environnement, en une projection physique et matérielle sur les parois et les bornes de l'espace qui limitent notre étendue et contiennent les possibles et les devenirs. Il y aurait quelque chose d'une boulimie à éprouver très concrètement ces frontières et les pousser ainsi à se révéler. C'est, en quelque sorte, l'expérience que renouvelle Dominique Thébault avec les moulages internes de nids d'oiseaux des Appartements témoins qui s'apparentent, dans cette perspective, à l'oeuvre House de Rachel Whiteread. A poursuivre cette hypothèse, nous obtiendrions un moulage parfait et révélateur de l'étendue de l'esprit, non pas libéré du corps, mais bien une sorte de moulage en négatif de l'évidence corporelle de l'esprit. J'entends par là, non seulement que l'utopie d'une dichotomie corps - esprit procède d'une idéologie en grande partie héritée de la pensée biblique, mais encore que l'espace même du déploiement fantasmé de l'esprit n'est autre qu'une extension invisible mais évidente du corps qui se meut, et appréhende le monde qui naît avec lui. Je suis le monde. Le monde est mien. Mieux, il est moi. Grâce à l'inversion que permet la technique du moulage, voilà cette épaisseur invisible du corps rendue à la fois tangible et manifeste.


    Contrairement à des artistes comme Claes Oldenburg, Etienne Bossut ou encore Roland Cognet, ni Dominique Thébault, ni Rachel Whiteread n'éprouvent le désir d'obtenir une réplique de l'objet dans leur pratique du moulage. A mon sens, ils sont l'un et l'autre plus attachés à combler l'espace de vie - autrement dit le vide, ou, ce qui est limité par des pleins, ce qui fait obstacle ou barrière. Leur matière se répand. Elle se diffuse, béton ou ciment pour Rachel Whiteread, dans House, et l'étain mêlé au plomb, chez Dominique Thébault pour ses Appartements témoins. C'est-à-dire qu'elle occupe au sens littéral tout l'espace de vie. Autrement dit, elle rend compte de l'espace de façon très concrète et directe, sans un nécessaire recours à la métaphore ou l'illustration. Le produit du moulage est l'espace de vie, le territoire de l'intimité, l'espace de construction ou de déploiement spatial et psychologique de l'individu, l'homme pour l'un, l'animal pour l'autre. La maison, c'est au fond moins la structure visible de l'épaisseur des murs et des planchers, que l'espace que nous occupons qui est contenu entre ces parois. Si on considère d'ailleurs que notre rapport aux objets est guidé par un mouvement de prolongement de nous-mêmes, on peut alors envisager pleinement combien l'espace de l'habitat (la sphère privée) en est également un. Au fond, c'est la base même du processus de territorialisation. Le jet d'urine du lion en guise de marquage en témoigne de façon très concrète, puisque la marque est son signe. Elle est une partie de lui-même ou, par extension, une projection matérielle de lui-même.


    Là, où Dominique Thébault me semble s'éloigner de Rachel Whiteread, même si ses oeuvres ont un caractère très concret, c'est qu'elles se jouent de la représentation et des codes de lecture que nous en avons par anticipation. Dès que l'homme pénètre un espace, il y produit du sens. Le sens est le moyen de l'appropriation ; c'est une manière d'imposer son empreinte. Il est marquage. Ce processus concentre l'activité culturelle de l'homme. L'œuvre de Dominique Thébault jongle entre une interprétation immédiate, déterminée par les codes artistiques, et une archéologie du sens, inspirée des protocoles scientifiques. Elle multiplie, puis brasse les perspectives. Toutefois, y déceler une telle lecture suppose de redéfinir dans une perspective évolutionniste et pluraliste le phénomène culturel. Cela implique une ouverture de son champ à d'autres espèces que l'homme, mieux encore, cela le caractérise comme « un phénomène d'individuation et de complexité comportementale progressive, dont la culture humaine constitue un cas particulier »2. Le philosophe et éthologue Dominique Lestel le souligne : « je soutiens la thèse selon laquelle, loin de s'opposer à la nature, la culture est un phénomène qui est intrinsèque au vivant dont elle constitue une niche particulière, qu'on en trouve les prémices dès les débuts de la vie animale, et que le développement de ces comportements permet de comprendre comment un authentique « sujet » a émergé dans l'animalité »3.


    Certains chercheurs avancent la théorie selon laquelle la conscience n'existerait pas. Il s'agirait d'une illusion produite chimiquement par le cerveau, destinée à nous faire croire que nous sommes impliqués. Cette motivation répondrait, en réalité, à des exigences ou décisions stratégiques dont les enjeux seraient d'ordre inconscient. Dans le sillage de Richard Dawkins, le biologiste anglais Robin Baker, spécialiste de l'évolution, s'est largement attaché à démontrer combien la réalité consciente n'est souvent qu'un leurre ou un alibi qui permet à une action, aux motivations inconscientes, de s'accomplir. Au fond qu'importent les moyens, la conscience saura construire du sens. Elle saura nous inventer une forme de narration qui rende l'événement plausible et légitime une action ; fût-elle mensongère. L'originalité fondamentale de Dominique Thébault c'est précisément d'avoir su inscrire ce mouvement, à la fois de dépossession apparente et la surenchère narrative que l'esprit ou la raison viennent à construire autour de l'objet. Ceci le rapproche une fois de plus de la tradition duchampienne, même si le chemin qu'il emprunte n'est pas dans le sillage de ses héritiers directs. C'est en effet moins le statut de l'objet que Dominique Thébault interroge, que cette nécessité intérieure qui nous étreint et nous pousse à donner du sens à tout ce qui nous est rendu visible. Par ailleurs, si Marcel Duchamp mettait en exergue la manière dont le contexte prédétermine la perception puis l'interprétation d'un objet, il agissait essentiellement dans le champ des activités humaines. Dominique Thébault l'élargit en y intégrant les productions du règne animal. Il s'ensuit un bouleversement fondamental et décisif qui met en péril la représentation que nous avons de nous-mêmes, ainsi que les idéologies qui en découlent. L'opposition art et nature s'en trouve ébranlée. Désormais, le phénomène culturel, au sein duquel l'art n'est qu'une modalité, se présente comme un produit de la nature. Ainsi, l'altérité, que Dominique Thébault nous invite à éprouver, s'annonce davantage comme le renversement d'un système idéologique aliénant, que l'édiction de nouvelles règles qui viendraient supplanter les anciennes. Il s'agit donc moins de percevoir l'évolution de son œuvre, que la révolution qu'elle amorce dans le champ de l'art. Si les révolutions se font à l'extérieur, elles prennent forme de l'intérieur, dans l'âme et l'esprit, dans un « continuum somato-psychique ». Les papillons, d'un imperceptible battement d'aile, soulèvent les océans jusqu'à faire trembler la terre en son cœur, on imagine alors le pouvoir subversif du murmure d'une amibe à qui sait lui prêter une oreille humble et attentive.


    Olivier Beaudet, 2007






    1 : Soma vient du grec et signifie le corps ou ce qui à rapport au corps, à la matière, au vivant. La phobie, quant à elle, désigne un ensemble de troubles psychologiques axés sur une entité extérieure capable de susciter une peur irrationnelle. D'ailleurs en grec ancien, phobos se rapportait autant au dieu de l'épouvante, qu'à l'état de crainte. La somatophobie est un néologisme qu'on retrouve d'ailleurs chez de nombreux auteurs psychologues, psychiatres et éthologues.
    2 : Dominique Lestel, Les origines animales de la Culture, introduction, p.13
    3 : ibid. p. 8

    olivier beaudet, De la poussière à la poussière, ou la dialectique d'une vanité, septembre 2007, est édité dans le livret Animaltérité, à l'occasion du second épisode à Lavitrine, Limoges. Exposition du 8 novembre au 1er décembre 2007.

    iconographie : dominique thébault, sous-location : crevette







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