Olivier Beaudet : Tu as obtenu un diplôme d'Ecole
Nationale Supérieure d'Art. Pourtant tu as également étudié l'éthologie
et la muséologie des sciences. En quoi ces deux aspects sont-ils
déterminants pour toi ?
Aurélie Gatet : Je
poursuis une recherche plastique sur l'image, en photographie, vidéo et
performance. Je suis fascinée par la somme et la diversité des
ressemblances et des différences qu'il existe entre deux êtres humains.
Je joue des mécanismes de l'apprentissage tels que l'imitation, la
répétition ou la mémorisation pour mettre en scène des situations,
parfois burlesques, afin de tester l'état d'« être au monde », en
tentant d'en donner une image. Toutes les étapes de la construction des
images sont « empreintées » de la culture dans laquelle je baigne, et
en sont, dans le même temps, un balisage. Les musées sont pour moi un
terrain de jeu privilégié dans lequel je déambule depuis l'enfance.
Temple du savoir, conservatoire des trésors d'une certaine humanité, ou
lieu de délectables baguenaudages, j'ai eu la chance de passer de
l'autre côté du miroir, et j'en ai rapporté quelques souvenirs !
OB : Pourquoi avoir souhaité passer de l'autre côté du miroir ?
AG :
Je suis captivée par tout ce qui n'est pas montré et par les façons
dont on classe et répertorie. L'important pour moi, c'est de mettre en
évidence tout le décalage qu'il y a entre le travail d'exposition et
celui de conservation. La question du choix m'intéresse aussi. C'est
bien sûr une question artistique mais aussi une question politique. Ce
n'est pas tant qu'on voit mieux dans une réserve, mais plutôt que ce
lieu permet de mettre en évidence l'écart entre ce qui est valorisé, ce
qui est montré, et ce qui ne l'est pas, et enfin la façon dont on
montre une oeuvre. Qu'est ce que donner à voir ? Au fond ce sont les
mêmes questions que l'on se pose lorsque l'on crée une image.
OB : Tu
donnes parfois l'impression d'aborder le musée comme un enfant qui
pénétrerait dans le grenier d'un aïeul en quête de secrets.
AG : C'est juste ; je pars en quête de trésors.
OB : En même temps, il y a quelque chose d'une attitude scientifique dans tes photographies ?
AG :
Oui, parce que je m'interroge sur le sens que porte chaque objet. Je me
demande s'il faut avoir un rapport rationnel avec cela ou si l'humanité
ne se révèle pas dans tout l'imaginaire qu'on peut y mettre. Mais, j'ai
peut-être davantage une attitude analytique que scientifique.
OB : Lorsque
tu visites les réserves du musée de l'Evêché, on a le sentiment que tu
proposes un dialogue permanent entre l'idée qu'il s'agit d'un
patrimoine historique public et celle d'un patrimoine personnel qui
reste à inventer. Entre la recherche analytique et l'approche
imaginative de l'enfant, n'y a-t-il pas là un paradoxe ?
AG :
J'ai le désir de montrer que la culture est quelque chose qui se
construit. Elle est contextuelle. C'est vraiment cette question de la
construction de l'être au regard de sa culture qui m'intéresse. Nos
musées et leurs collections sont porteurs de tout cela. Ils en sont des
révélateurs. On se construit sur cette base commune mais également au
fil des expériences du quotidien. Au fond, notre culture se partage en
grande partie sous la forme d'une réappropriation très personnelle et
guidée par notre imaginaire.
OB : Selon toi, il y aurait toujours une forme de réappropriation qui nous individualiserait et nous donnerait une forme de liberté ?
AG : L'individu n'a rien d'un simple réceptacle. Chacun est acteur de l'enrichissement de cette culture partagée.
OB : Certaines
de tes photographies semblent mettre en scène des vestiges ou fragments
oubliés. Penses-tu que la réserve joue un rôle d'antichambre de la
mémoire avec son lot d'amnésies ?
AG : À
travers la mémoire et l'oubli, ce sont tous les mécanismes de choix,
d'apprentissage et cette volonté d'en tirer du sens, de construire une
cohérence par rapport à tous les traceurs d'une culture qui constituent
une mémoire collective. Mais c'était aussi, plus naïvement, avec un
regard enfantin, aller dans le grenier puis faire ressurgir des trésors
oubliés, transformer la poussière en histoire. Ce qui est excitant dans
l'espace de la réserve, c'est précisément que le statut des objets
demeure énigmatique. Il n'y a rien d'évident. Ainsi, avec la
photographie, il devient possible de détourner les objets, de renverser
les statuts, tout cela, en se donnant beaucoup de libertés par rapport
à la nature première de l'objet ou celle de son entrée en collection.
Il ne s'agit pourtant pas de réhabiliter un objet du patrimoine, mais
de construire une image qui le transforme parce qu'il participe d'une
mise en scène.
OB : On est alors dans le fantasmer ou la projection la plus totale ?
AG :
Je m'étais donnée pour règle du jeu de ne rien déplacer, aucun objet,
aucune oeuvre, et de faire avec l'éclairage ambiant. Je ne voulais pas
intervenir autrement qu'avec le jeu du cadrage, celui de mon appareil
photo. Mais d'une certaine façon, effectivement, on est loin de la
réalité.
OB : Lorsqu'une œuvre entre dans les
collections du Musée, elle devient inaliénable. C'est-à-dire qu'il
n'est plus possible de la soustraire aux inventaires. En termes de
conservation, elle reçoit une attention privilégiée sans comparaison
avec le cadre doré qui l'accompagne. Tu introduis un véritable chaos
dans cette hiérarchie.
AG : Dans mes images, la
hiérarchie entre les oeuvres et les objets qui les entourent, c'est
celui qui regarde qui l'introduit. Mais c'est surtout, pour moi, une
façon de mettre en balance les choix qui sont réalisés, non pas pour
porter un jugement de valeur, mais plutôt pour rendre l'existence du
choix plus évidente. Cependant, lorsque je photographie, je suis dans
l'intuition. La référence au temps qui passe est très présente. Mes
images s'apparentent à des vanités, mais cette fois moins centrées sur
l'être humain, peut-être, des vanités de notre culture. Même si le
musée semble repousser la mort pour promettre l'éternité et sa jouvence
aux objets qui le portent en gloire, il n'en a pas moins une affaire
pressante avec elle. Soyons clairs : nos musées sont des conservatoires
; leurs trésors portent en eux quelque chose d'immuable. Pourtant les
réserves dévoilent la fragilité de cet apparent équilibre.
L'atemporalité et la permanence y deviennent des concepts précaires.
C'est le lieu même où se rend visible l'effort et tout le travail de
conservation. Avec la mise en scène et les artifices qu'elle déploie,
l'exposition tente, à force de cohérence et de rationalisation, de
donner une image sublimée de la culture.
OB : Longtemps,
dans les grands musées d'Europe, alors même que l'on généralisait les
accrochages historiques, les salles dédiées aux chefs d'œuvres sont
restées attachées à une muséographie qui renforçait le sentiment qu'ils
échappaient au temps.
AG : C'est pourquoi la
présence de la poussière joue un rôle si important dans mes images.
Cette sédimentation constitue un témoin tangible, un marquage du temps,
et de la dégradation qu'il implique. C'est une vision assez romantique.
OB : Certes
il y a là quelque chose de l'ordre de la vanité, mais pas seulement. Tu
as réalisé une photographie qui présente des fragments de statuaire
juxtaposés. En raison de leur aspect très fragmentaire, il semble qu'on
ait plus affaire à quelque chose de l'ordre de l'artefact que de
l'œuvre d'art. Pourtant, si la Vénus de Milo a perdu ses bras, elle
n'en demeure pas moins une œuvre à part entière. Je dirais même qu'elle
est, en raison de cette lacune, perçue dans un état de plénitude sans
doute plus parfait que si elle était complète ou complétée. C'est dans
cette perspective d'ailleurs, que Rodin et de nombreux artistes ont
sculpté des œuvres finies dans un état d'inachèvement.
AG
: C'est bien en cela que je parle d'une réhabilitation. Le fait de les
donner à voir leur offre une nouvelle chance dans l'espace de mon
image. S'il est question d'esthétique, c'est avant tout celle de
pouvoir porter un autre regard sur ces objets. Inévitablement, cela
parle en même temps de l'envers du décor. J'ai envie de donner à voir
quelque chose dans un autre lieu et d'appuyer le regard sur l'état dans
lequel il se trouve, ou l'état dans lequel il peut être, précisément
parce qu'il est entreposé dans cet espace de réserve. La mise en
exposition permet de clarifier les choses. Tout y devient cohérent ou
harmonisé. Par opposition, en réserve, le statut de l'objet demeure
ambigu. Cette brèche me permet d'inventer autre chose, comme de
nouvelles fictions. Ainsi, par la mise en scène, je crée un nouveau
contexte destiné à nourrir l'imaginaire, sans pour autant évacuer les
caractéristiques de l'espace qui ouvre ces libertés.
Ce
qu'elles réservent, dialogue entre Aurélie Gatet et Olivier Beaudet,
mai 2007. Exposition "ce qu'il nous réserve", premier vollet de "La grue niche
sur le toit", musée de l'Evêché, Limoges, du 4 au
30 juillet 2007. Edité également dans le catalogue La Grue Niche sur le Toit, musée de l'Evêché, 2007
Aurélie Gatet m'a proposé d'écrire un texte sur ce travail photographique sur les réserves du musée de l'Evêché, pour le catalogue de l'exposition, principalement parce que j'enseigne la muséologie à l'Unviersité de Limoges. Nous avions déjà eu quelques conversations privilégiées qui débordaient très souvent du seul cadre de l'artistique. J'ai donc eu une préférence pour un dialogue plus ouvert et donc plus représentatif de sa démarche.
iconographie : aurélie gatet, sans titre, photographie, 2007