• Bernard Guerbadot : les résonances d'un effet papillon



    Le travail de résidence relève, le plus souvent, du pari aventureux, du défi porté à soi-même où il s'agit de déceler ses propres certitudes, celles, qui par la force des choses, s'installent jusqu'à déterminer nos perceptions, jusqu'à façonner nos regards. Avec l'humilité du chercheur, Bernard Guerbadot entame une résidence à l'Ecole Nationale Supérieure d'Art et Design de Limoges précisément dans cette dynamique.


    Par principe de causalité ou jalousie secrète, l'extrême complexité d'usage de la porcelaine, régentée par une histoire des savoirs-faire, édicte ses contraintes, ses calculs rigoureux. Elle pose ses frontières. Elle façonne les esprits. A leur tour, les voilà qui s'en font les médiateurs passionnés, les farouches gardiens. Ce sont autant de mises à distance qui isolent Bernard Guerbadot du matériau. L'accès au sanctuaire se présente comme un labyrinthe dorique. Alors, comment faire accepter l'expérience de la porcelaine comme non production d'objets ? Comment sortir du labyrinthe sans pour autant renoncer, ni sans avoir à gravir les marches ostentatoires du reliquaire ? En esprit, il fallait se dénuder, pour introduire la licence dans la règle. Il fallait baisser le regard et courber l'échine pour y découvrir, là, à ses pieds, quelques porosités, quelques reflets céladons, d'autres mauves, quelques pigments teintés de roses sous l'ardeur des rayons du soleil. En marge du travail de résidence, Bernard Guerbadot s'est investi d'une tentative de redécouverte, de ré-appropriation du kaolin. Le matériau ainsi au creux des mains, les yeux au bout des doigts, l'exploration prenait une nouvelle résonance. Ce travail en périphérie, étalé dans le temps, simultané à celui plus proprement parlé de la résidence, ouvrait des perméabilités, des échanges et des transferts de flux de l'un à l'autre. C'est moins l'expérience de la tabula rasa, que l'humilité de l'artiste qui a permis de découvrir, d'une façon sensible et sensuelle le matériau. Bernard Guerbadot lui décelait des qualités propres, là où la technicité étouffait toute tentative de débordement. Ainsi libéré du luxe de ces contraintes, l'artiste pouvait approfondir la porosité de la porcelaine, creuser l'éclat lumineux de sa transparence, et susciter inexorablement des approches nouvelles. Il recherche alors moins à donner forme à des idées qui lui seraient siennes ou à informer la matière, qu'à l'en libérer.


    Avec le précieux concours d'Alain Buyse, Bernard Guerbadot réalise, dans le Nord, ses papiers préparés, qu'il ramène en Limousin pour explorer les profondeurs de ce qu'il nomme la surface ultime. Une fine couche de porcelaine est appliquée sur une feuille de papier vierge. L'artiste seulement y a ménagé des espaces de réserve. L'absence de matière met à jour un prisme, qui, dans une sorte de présence en creux, accorde une valeur paroxystique aux surfaces. La forme perçue du jeu des réserves est ici même produite, au sens littéral, par la surface. C'est donc bien le lieu qui engendre cette forme modulaire. Bernard Guerbadot met en abîme le pouvoir de morphogénèse du kaolin, c'est à dire la capacité structurante de cette matière poreuse et translucide. La tension qui en résulte donne lieu à une impression de volume, parfois même, une impression de profondeur. L'absence altère la surface. Le prisme quant à lui creuse la feuille et se déploie en avant. Il parvient alors à dissoudre la surface de porcelaine qui se rend si volontiers vaporeuse. Au travers de cette curieuse alchimie, c'est bien un processus de sublimation qui révèle les propriétés insoupçonnées de cette matière. Ainsi sublimée, la voilà en tous points pénétrantes et pénétrée. Dans un mouvement de flux et de reflux, les vident génèrent les pleins et vis-versa. Restait-il encore à formaliser ces flux, mieux à les mettre en œuvre.


    L'anamnèse de la re-découverte est une renaissance. Bernard Guerbadot entreprend donc moins l'épuisement de la série, moins encore l'évolution quasi narrative des mouvances. Il ouvre sur une exploration des possibles de la porcelaine dans une série complète, achevée de douze pièces. A l'aide de différents matériaux, de graphite, entre autres, il intervient sur les épreuves brutes qui viennent absorber cet autre. La porcelaine a la particularité de porter sa couleur en elle et par elle. La lumière absorbée et réfléchie est une propriété fondamentale du matériau. Aussi était il logique, peut-être plus qu'évident, que l'artiste n'intervienne pas seulement en surface de celle-ci mais à l'intérieur même de sa corporalité. Le pigment n'est donc plus déposé par l'artiste sur une surface, par couches successives, selon un principe additif de recouvrement. Il est incorporé au cœur même de la matière et les flux migratoires sont favorisés par l'intervention recto-verso sur l'épreuve. En intervenant également au dos de la feuille, cela permet d'évacuer le concept de support au profit de celui de surface où la matière devient support de sa propre couleur. Les formes, elles mêmes, sont moins le produit d'une suraccumulation sédimentaire de matières, de pigments, que la manifestation réactive de l'ultime surface où s'opère les transferts, les intégrations et les métamorphoses physico-chimiques des matériaux. En ce sens cette surface devient le lieu de l'expérience. Or ce lieu tient plus de la causalité que du topos. Faudrait-il encore pouvoir dissocier l'un de l'autre.


    Lorsque Bernard Guerbadot stimule la migration du matériau, il la met également en parallèle à celle de l'esprit qui la porte, non en ce sens que l'esprit la formalise, mais plutôt qu'il s'en imprègne dans un même élan. Ces migrations, ces contagions ou résonances se multiplient dans l'espace et se diffusent dans, au travers, et par la surface de porcelaine. Les conséquences sont multiples et on pourrait les multiplier encore à souhait. Prenons en quelques unes pour exemple. La connaissance du matériau suppose une mise à distance du geste de la main, de sorte qu'il s'offre au bouleversement selon un processus réactif. Il suppose l'intervention d'un alter qui va le confronter et le perturber. Selon Schlegel, la forme organique naît du dedans de la chose. Elle est déterminée par sa matérialité. Mais celle-ci ne se révèle que dans l'épreuve de la confrontation au corps étranger. Cette connaissance est donc une affaire de sacrifice, puisque l'altération modifie de façon irréversible l'apparente inertie du matériau. Elle en est la sève. En somme le sacrifice est le tribut de la connaissance. Il suppose un avant et un après. Par ailleurs, le visible ici tient moins du vestige d'une action ou d'un geste révolus, comme il en est des œuvres de Franz Kline, mais bien du processus actif d'échange, de mutation, d'ingestion ou d'absorption des substances. C'est donc moins la condensation d'un moment intense devenu inerte, qu'une durée à travers laquelle tout s'inaugure et se met en œuvre à chaque fois que le regard s'y plonge. Il y a de la durée. Il y a de la suspension. En somme des tensions dynamiques. Chaque diffusion s'inventerait sous notre regard, tout en mêlant le tangible et l'ineffable.


    La série des ces douze dessins recèle une portion temporelle active. Celle de l'expérience migratoire des flux où le matériau se livre alors sans plus aucune retenu. Il n'est pas pour autant question d'animisme. Mais bien d'une explosion des possibles à travers la chimie des corps mêlés, à travers également une alchimie où la migration teinte l'œil puis sa rétine, pour se propager, pour s'étendre au cœur même de celui qui met l'œuvre à jour. Soudain, la pupille se dilate. Les battements du cœur se font plus pressants. Alors, la température du corps monte. Les sensations se bousculent et l'on se prend à vouloir capter ce mouvement, à vouloir le saisir et le retenir pour préserver cette vive intensité. Déjà, nous souhaitions suspendre à jamais cette ondulation qui se diffusait sur la surface de l'eau pour la rendre éternelle. Les résonances qu'elle génère ne lui offrent-elle pas cette propriété ?


    Olivier Beaudet

     




    Olivier Beaudet, Bernard Guerbadot : les résonances d'un effet papillon, Ecole des Beaux Arts de Marseille, février 2004. Commande du Directeur de l'Ecole, Otto Teichert. L'édition de ce texte pour l'exposition en partie tronqué, est ici présenté dans son intégralité.

    iconographie : bernard guerbadot, sans titre, dessin sur papier et kaolin, 28,5 x 27,5 cm, 2000

     




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