• Alix Delmas : voyage entre deux, ou suivre le lapin blanc



    Bouton de culotte, culotte de cheval, cheval de trait, trait de crayon...


    De ces petites associations incongrues d'images côtes à côtes, bouts à bouts ou imbriquées les unes aux autres, les carnets de dessins d'Alix Delmas en regorgent : du canapé plan de travail au sapin sous la couette... Certains dessins trouvent un équivalent direct en photographie numérique ou en installation. Précisons qu'Alix Delmas jongle avec aisance d'un médium à l'autre. Peintures, encres, images numériques et installations font parties de son répertoire plastique. On s'amuse à y voir là quelque chose de l'ordre de la poupée russe.


    Par trop de nostalgie on pourrait être tenté d'interpréter son coup de crayon en hâte et d'y percevoir une pointe de naïveté. Mais il n'en est rien. Pour s'en convaincre, il suffit d'invoquer ses photographies numériques ou encore ses installations. Là où les dessins présentent des petites filles coiffées de cheminées en briques qui crachent leur épaisse fumée, des sèche-cheveux recouverts de postiche qui échangent leur souffle autour d'une table, des lits devenus le théâtre d'un camping sauvage ou encore des piques-niques organisés à même le sol sous la table ; les photographies exhibent des jeunes femmes assoupies en position fœtale haut-perchées dans une armoire. En somme, voici les mêmes décalages, les mêmes dissonances où l'étonnement tient moins de la durée du déséquilibre que d'une sensation de suspension spatiale et temporelle. Enfin, au trait de crayon approximatif mais franc des dessins, le pixel rendu visible des photographies numériques et les zones de flou, dues au format d'enregistrement, sont de véritables analogies. Le faux bois de l'installation Cosy corner / cosy corner procèdent de la même logique. Peu importe que ce soit du vrai ou du faux bois. Mais pour s'en assurer autant qu'il soit faux. Elle feinte la photographie de la même manière. Cette insouciance graphique apparente, cette désinvolture vis à vis du matériau, ce sont des indices qui laissent croire qu'il y a bien quelque chose de l'ordre du jeu. Un jeu où les aspects formels tiennent davantage des moyens que d'une quelconque finalité. Sa manière n'est pas son propos, simplement elle l'étoffe.


    Les objets qu'elle confronte, Alix Delmas ne les dépeint pas. Lorsqu'elle représente une casserole de cuisine, c'est moins l'épaisseur lumineuse d'un Manet ou l'investigation analytique d'un Braque qui l'intéresse, que le concept de l'objet lui-même. Autrement dit, une casserole toute bête, sans plus ni moins, une casserole générique. D'ailleurs, le choix des objets ou figures se porte d'évidence plus volontiers vers ce qui suscite peu ou pas l'imagination. Enfin, lorsqu'on découvre pour la première fois une œuvre d'Alix Delmas, on peut difficilement s'empêcher de procéder à une énumération préliminaire des motifs. Comme s'il fallait d'abord les isoler pour ensuite pouvoir les appréhender dans leur contiguïté ! Un livre, une barrière, un chemin, un lapin. Voilà chaque figure reconnue. On cherche alors moins à donner du sens qu'à désigner. Un peu comme s'il s'agissait d'identifier l'ange et la Sainte-Vierge d'une Annonciation. Ensuite, le Saint-Esprit se chargerait du reste. Il y a du vrai, en ce qui concerne l'œuvre d'Alix Delmas. Simplement parce que son travail est constitué de petits fragments autonomes extraits de leur univers habituel qui, une fois isolés, s'évident pour se limiter à leur seul énoncé. Ils s'exhibent alors dans une nudité ostentatoire qui nous saute littéralement aux yeux. Chaque objet semble réduit à sa plus simple expression comme une sorte de « copier-coller » de définitions extraites du dictionnaire. Rail, cheminée et toile de tente souffrent d'une déficience du connoté. Mais c'est précisément de cette réduction qu'ils tirent leur aspect générique. Ainsi détournent-ils instantanément le regard sur l'objet voisin. Pour peu de temps d'ailleurs, puisque ce dernier agit de même. Il s'en suit un rapide jeu de va-et-vient entre chacune des rares figures. Nul besoin d'y ajouter du drame pour que s'emmêlent les définitions. L'oxymore génère une tension telle que nous voilà pris de vertiges. A ne plus savoir qui est quoi... A tourner en rond sans aucun sens giratoire... Voilà nos têtes qui fument à leur tour.


    Tous ces petits jeux, Alix Delmas les a prémédités truffant ses œuvres de pièges ça et là. Leur rôle : capturer toute anticipation du regard qui cherche à modeler l'objet de contemplation à sa propre intention. L'anticipation, étymologiquement capture par avance, la voici retournée contre elle-même. Ici, c'est donc moins le regardeur qui fait le tableau. Avec humour parfois ironie, Alix Delmas déjoue puis se joue de ses attentes. Quand elle personnifie les objets et instrumentalise les personnages, apparaissent des dialogues de séchoirs où l'on ne brasse que de l'air. On retrouve également des sapins allongés bien au chaud sous l'épaisse couette blanche. L'humour tient certes du décalage, on ne s'attend pas à voir un sapin au fond d'un lit. Mais il est d'autant plus fort qu'Alix Delmas joue d'oppositions symboliques. Toute sensibilité au froid semble contre la nature et contre le concept du conifère. Quant au duvet blanc dont l'usage le voue à la conservation de la chaleur, il évoque ici l'épaisse couche de neige qui recouvre les résineux. Le voici qui explose par contagion son propre concept... Au point où l'on ne sait plus trop si c'est le sapin qui a froid ou la couette qui rafraîchit !? Là où l'humour semble absent de son œuvre, mieux vaut ne pas trop se fier aux apparences. Dans la série Une chambre d'hôtel à Salzburg, où prime l'intériorité intime et sereine, demeure néanmoins une pointe d'ironie. Imaginez Alix Delmas placer son appareil photo, appuyer sur la minuterie du déclencheur. D'un pas pressé alors elle traverse la pièce. Elle bondit sur la chaise puis se hisse au dernier étage de l'armoire... Il y a du comique de situation à se retrouver dans cette posture, confirme t-elle. Cela n'enlève rien pourtant ni au sérieux, ni à la gravité de cette image où l'on ressent toute la fragilité du corps serré entre ces quatre planches. Car il y a bien là quelque chose de la négation du corps, que ce soit dans le jeu de cache-cache où l'on se prête à sa propre disparition ou bien qu'on y voit là une femme-objet mise au placard. L'humour n'interdit pas la gravité, c'est simplement une autre perspective sur l'événement. Si l'artiste multiplie les points de vues, c'est qu'ils sont autant de perceptions du monde qu'elle souhaite condenser. Si bien qu'on pourrait développer un discours sans fin car dans son œuvre rien n'est seulement symptôme. Tout est équivoque. On ne sait donc jamais sur quel pied danser, parce qu'elle n'est jamais dans un univers exclusif. Mais elle accentue les porosités créant ainsi des perméabilités de l'un à l'autre. Elle développe une esthétique de l'entre deux où il s'agit moins d'approfondir l'espace séparant les objets que d'appréhender l'épaisseur des connexions possibles.


    Les haies, les barrières et les grillages ne délimitent jamais vraiment d'étendue dans son oeuvre. Mais ils s'exhibent au centre de la feuille blanche, isolés de la sorte que leur présence pose leur propre limite, comme déjà l'énoncé en posait la frontière. Ainsi chacun de ces objets est à comprendre non pas comme là limite d'un espace, mais à la fois comme la marque et l'expression du territoire. La clôture devient une expression tangible et visuelle similaire aux phéromones que laissent certains animaux pour signer un territoire. D'une manière analogue, les objets ne sont jamais isolés dans l'espace et leur signification est sans doute moins liée à leur essence qu'à une relation d'absorption avec leur environnement immédiat. La chaise se comprend en liaison à la table, au canapé ou pourquoi pas au chat, parce qu'elle absorbe cet autre et le teint en réciproque. C'est en partie cette relation qui lui donne corps et lui affecte une signification temporaire. Temporaire en ce sens qu'elle est modulée par le regard nécessairement subjectif qui la met à jour. Gobelets équipés d'une paille, tables basses et taches de couleurs ballons céphaliques, ne sont-ils pas les indices d'un repas ludique qui ouvre sur l'univers de l'enfance avec ses codes et ses référents ? Au-delà de la notion d'espace, l'investigation analytique d'Alix Delmas illustre la manière dont nous habillons le monde en lui donnant de façon très empirique des couleurs symboliques. Ses images et ses installations révèlent très souvent des territoires, qui sont tantôt affectifs, tantôt sociaux... sans hiérarchisation ni exclusivité. L'ensemble des « copier-coller » d'accessoires divers qui se greffent au canapé l'étoffe ou le dilate de sorte qu'on le perçoit alors davantage comme un lieu de vie - au sens topographique - où se mêlent les repas, les jeux, enfin les habitudes. Les objets qui lui sont associés deviennent des témoins archéologiques. Voilà un véritable voyage au cœur du sacré et de l'intime : là où la peluche s'anime et vous narre des histoires muettes. Mais ce n'est pas seulement la sphère privative et sa sacralité qui intéressent Alix Delmas. Elle explore l'ensemble d'une stratigraphie où les objets sortent licencieusement de leur définition pour se diffuser et s'entremêler de sens et de relations. C'est ainsi que son trait de crayon pénètre et traverse différents univers d'un même espace. A ce moment, on comprend toute la dimension équivoque de son œuvre qui très logiquement nous force à explorer et multiplier les degrés de lecture. Ce travail témoigne d'une conscience mille-feuille qui pose le regard enrichi de l'expérience et du vécu comme condition de toute perception. Non seulement il détermine ce que l'on voit, mais aussi la manière dont on perçoit. Le monde que nous présente Alix Delmas n'a rien de GPS. Il ne se réduit pas à une suite de coordonnées. Hétérogène, il se qualifie avant toute chose : affectif, social, parfois érotique... Ainsi les territoires du jeu sont élargis à tout ce qui peut en être marqué du sceau : la peluche, un coin de canapé, quelques volumes d'une encyclopédie devenus tunnels pour train électrique... Cette cartographie événementielle ouvre sur une géographie non seulement subjective mais également variable. Les univers se déploient, se mêlent et se confondent avec cette curieuse qualité qu'ont leurs frontières momentanées à générer des va-et-vient, en somme du transit. Ainsi rien n'est ni défini, ni définitif.


    Un dessin met en scène un homme qui tond une pelouse. Très vite, le trajet labyrinthique de la tonte prend l'aspect d'une métaphore où le projet d'une possession furieuse de l'espace se traduit par une volonté méthodique de modeler le paysage. Lorsque Alix Delmas colore avec son bleu de méthylène les champs de l'existence, c'est au final moins l'objet qu'un autoportrait qui se rend visible. Peut être parce que quoi que nous fassions, nous ne parlons au fond toujours que de nous-même. L'espace comme les objets qui nous entourent sont par projection des extensions, des ramifications tentaculaires ou encore des fragments hybrides de nous-même. Mieux encore, des prolongements. Ni la chaise, ni la peluche n'y échappent. Ils sont à notre image et accusent, au même titre que nos empreintes ou nos marquages, notre souci identitaire. Leurs métamorphoses dont nous organisons la gestion dans le temps et l'espace sont intensément subjectives. Seulement, Alix Delmas transcende toute célébration de soi dans ces autoportraits. Il s'agit moins pour elle d'affirmer son existence que de mettre en lumière les conditions et les manifestations de celle-ci. Or, on peut les supposer génériques. En cela, l'inventaire qu'elle dresse des métamorphoses est archétypal et c'est pourquoi, loin de tout onirisme, il ouvre sur une mythologie et un univers collectifs. Aussi, si le monde est à notre image, l'observer dans sa pluralité c'est là une tentative singulière d'approfondir la connaissance que nous avons de nous et pourquoi pas de nous découvrir.


    Olivier Beaudet

     

     

     


    Olivier Beaudet, "Alix Delmas : voyage entre deux, ou suivre le lapin blanc", Art Présence, n°43, juillet-août-septembre 2002.
    Exposition Temporaires, Galerie Bernard Jordan, avril 2002
    Olivier Beaudet, "Alix Delmas", catalogue, Drawing papers, n° 39 , "internal excess, selections fall 2003", Drawing Center, New-York.
    alixdelmas.com , 2006

    Lorsque j'ai écrit ce texte, je ne connaissais ni la démarche d'Alix Delmas, ni l'ensemble de son oeuvre. Il importait pour moi de me confronter très directement aux oeuvres qu'elle présentait à l'ENSA Limoges-Aubusson, sans aucune médiation. Un petit jeu très personnel. Bien entendu, avant publication, je n'avais pas manqué de faire lire le texte à Alix Delmas.

    iconographie : alix delmas, sans titre, photographie

     

     

     


    Tags Tags : , , , , , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :